Pour Nicole Pessin

Le nu est nuit,
Rameaux de la poussière,
Chevaux de fleuves évanouis.
Quand il atteint les îles,
Elles ont neigé
Dans le matin du vide,
Et tout est l’Ange démesuré des solitudes.
Jeudi 1 Décembre

La neige est donc venue, lente et patiente, par tous les points proches distants de ce que j’appellerais l’espace si toute idée n’en était effacée. Je l’attendais, craignant qu’elle ne reste en lisière sur les hauts territoires. Mais la voici, parfaite et seule, et le monde est complet.
Maintenant tout commence de ce passé indéfini que je suis venu déplier aux avant-postes de l’énigme.
Tsurayuki Yukio a en effet vécu ici, dans cette maison de solitude, en ce pays qui n’était pas le sien. Une campagne écartée, très peu passante, aux routes et aux chemins souvent cachés dans des replis de paysage, aux longues forêts surtout, presque oubliées des hommes. C’est là qu’il a écrit, dans une langue qui n’était pas non plus la sienne, du moins qui n’était pas sa langue natale, sans qu’on ressente en le lisant l’intervalle séparant le français du japonais.
Ici, oui, dans cette contrée d’écart où il devait flotter entre les mondes et où descendent en ce moment les menues particules de neige que je regarde enchanter le silence, tandis que je rédige ces lignes.
Longtemps, il a vécu, écrit, traversé des journées pour nous secrètes et méconnues, comme des pages lisses et volontairement laissées blanches dans un cahier. On ne lui connaissait ni compagne ni maîtresse, depuis qu’il s’était séparé de son épouse avec laquelle il avait partagé dix ans de vie commune, plusieurs années avant de venir s’installer dans cette maison.
Puis il a disparu, très peu de temps après la parution de ce qui restera son dernier livre, dont le succès avait été considérable, si bien qu’entre ces deux faits, on ne peut pas tracer de lien.
Comme à présent, c’était l’hiver et il neigeait.

On suppose qu’il est sorti faire une promenade, qu’il s’est enfoncé dans les bois par le chemin habituel qu’il mentionnait souvent dans ses poèmes comme étant « Le Chemin », ou quelquefois dans les courriers qu’il échangeait avec quelques amis intimes. Ensuite, ce n’est qu’une ramification de conjectures, des plus vraisemblables aux plus fantaisistes. Pour les uns, il s’est égaré dans la neige qui, ces jours-là, tombait sans discontinuer, et serait mort de froid, mais à ceux-ci on doit répondre : où est le corps que l’on aurait dû retrouver ? Pour d’autres, il aurait pu glisser à l’intérieur de quelque creux perdu. Mais de telles failles sont rares dans cette région et pas une seule n’est finalement assez profonde pour qu’on n’ait rien pu découvrir. D’autres encore estiment qu’il a justement profité du mauvais temps pour mettre en œuvre une disparition volontaire et gagner l’étranger. Outre qu’on ne sait pas pourquoi il aurait pu vouloir le faire, comment aurait-il pu quitter la région à pied ou en voiture sur des routes rendues impraticables par la neige ? Seul le chemin de la forêt demeurait accessible, mais il est trop étroit pour qu’une voiture puisse l’emprunter et l’on voit mal un homme, même peu chargé, le parcourir à pied d’un bout à l’autre jusqu’à son débouché dans les conditions hivernales où Tsurayuki Yukio a disparu. Les théories de l’enlèvement ou du suicide sont encore plus farfelues, et même si comme toujours en de tels cas, nombreux sont celles et ceux qui ont ensuite prétendu l’avoir vu à tel ou tel endroit proche ou lointain de sa maison, aucune de ces déclarations n’a finalement conduit à découvrir le moindre indice digne de foi. Quant à l’assassinat, suivi soit du transport du corps ailleurs, soit d’un enfouissement sauvage en pleine forêt, aucun enquêteur sérieux n’en avait retenu longtemps l’éventualité. De rares esprits têtus ont affirmé qu’il avait fait une chute mortelle dans un souterrain aménagé sous la maison, alors que celle-ci ne comporte qu’une cave sans mystère telle qu’on en trouve dans toute bâtisse ancienne, sans double fond ni le moindre début de prétendu passage secret. Une seule possibilité, banale mais cohérente, restait envisageable et s’imposait aux esprits les plus rationnels : Tsurayuki Yukio était certainement mort, même si les causes, les circonstances et les traces de cet événement étaient demeurées insaisissables.

Et voici qu’à présent, je suis dans cette maison que son propriétaire a pu enfin remettre en location, près de deux ans après qu’ait disparu Tsurayuki Yukio. L’avantage de la situation est qu’entretemps, en dehors des enquêteurs, nul n’est venu ici. La maison est restée fermée, interdite, jusqu’à ce que « l’affaire Tsurayuki Yukio » s’effaçant peu à peu des mémoires, elle ait été rendue à sa vie ordinaire de demeure isolée, peu attirante pour cette raison, sauf pour des âmes errantes capables de trouver en un tel lieu un point d’ancrage au moins provisoire. Quant à moi, si la solitude est un élément familier de mon existence, elle ne constitue pas la raison principale de ma présence ici, sans que je sache d’ailleurs vraiment ce qui m’a incité à m’installer au cœur de ce vaisseau de pierres, de poutres et de toitures. Je ne sais pour l’instant qu’une seule et unique chose : il neige à l’infini.
Vendredi 2 Décembre

C’est du bureau qui fut celui de Tsurayuki Yukio que je rédige ces lignes. Je suis assis à la place même où il a travaillé au dernier livre publié de ce qui désormais forme son œuvre. C’est une table en chêne, au léger parfum de cire dont se diffuse l’aura luminescente. Elle regarde la fenêtre à travers laquelle Tsurayuki Yukio pouvait voir le jardin rejoindre les lisières. La clarté d’hiver entre ce matin sur la paume de la neige. Tout est lisse, immobile et pur comme une page encore nue où viendront les signes.
La lampe est sans aucun doute la même, posée devant les vitres, paraissant observer au loin à la manière d’un chat. Et je me souviens de ces vers tirés d’Espaces de la fenêtre :
Éternellement, le chat contemple au bord.
Déjà levée, la paupière future,
En transparence l’après
Traversant l’immobile
A la rencontre du regard qui vient à lui.
Je ne sais pourquoi j’ouvre le tiroir où roule et grelotte un objet que je saisis et dépose devant moi. C’est un crayon, un simple crayon à papier à la mine parfaitement taillée, comme si l’on venait de le préparer à écrire ou dessiner. Du taille-crayon, nulle trace. Je ne sais pas le moins du monde ce que je suis venu chercher dans cette maison. Sans doute une preuve, mais de quoi donc ?
Samedi 3 Décembre

Après avoir hanté la maison de mon incertitude pendant deux jours parfaitement silencieux, tenté de lire les quelques livres de Tsurayuki Yukio que j’ai apportés, et pris ces quelques notes, j’ai soudain compris que le seul acte décisif en accord avec celui dont je désire approcher l’ombre ou l’aura cachée, rémanente comme la tiédeur et le parfum qu’une personne laisse en flotter dans une pièce, était de mettre, si possible, mes pas dans les siens. C’est-à-dire leur absence, leur idée, cette virginité de neige dans la neige où rien n’indique une direction. Sachant qu’il aimait le chemin dont on voit le seuil depuis la fenêtre du bureau, j’ai donc décidé de l’emprunter, presque au sens où j’emprunterais un vêtement dans l’espoir que le simple fait de le porter me révélerait quelque chose de son propriétaire. Je veux croire que quelquefois on devient l’homme dont on revêt le manteau, qu’il suffit de se glisser dans l’enveloppe de l’autre pour s’y fondre et franchir une frontière, à la manière d’un prisonnier qui prendrait la place d’un tiers pour s’évader. Mais s’agit-il en l’occurrence d’une évasion ?
D’un pas décidé, j’ai donc quitté la maison, traversé le jardin, puis le champ déployé en largeur jusqu’à la forêt. J’entendais craquer la neige sous mes pas, les yeux fixés loin vers l’avant, sur l’étendue blanche dépourvue du moindre signe. Mes traces, abandonnées à l’arrière, au fur et à mesure que je m’éloignais, semblaient n’avoir aucune consistance, tandis que l’absence de pas sur laquelle je me guidais vivait d’une intensité pure aussi émouvante et complète que si j’avais pu discerner la présence tangible de Tsurayuki Yukio sous la forme d’une silhouette. Il me semblait qu’elle était là, sur la lisière entre l’insaisissable et le visible, et que, régulièrement, elle s’arrêtait, se retournait et m’attendait, sans cependant me laisser la rejoindre tout à fait, reprenant sa marche alors que me restaient encore quelques mètres à parcourir avant de pouvoir la toucher. J’avais maintenant une conviction : il était bien passé par là, était entré dans ce chemin et s’était éloigné dans la forêt, comme les poètes errants des âges anciens quittaient leur ville natale pour s’engager dans des périples indéfinis. Il n’y avait que la neige et lui, le signe net par le silence et l’absence de tout signe. Et je prenais soudain conscience de ce que la mort, restée en retrait, n’était pas devant lui, mais derrière moi.
Dimanche 4 Décembre.

Que veulent dire ces mots ? Je les relis avec un étonnement croissant. Serait-ce que tout au contraire de ce qu’ils semblaient dire ils signifient que la mort a cessé de me guetter, de m’attendre, de venir à moi peut-être et de me concerner ?
Oserai-je aller au bout de cette pensée, tandis que ce matin je considère le paysage blanc, gris et noir, mais dans lequel semble monter graduellement une luminosité nouvelle ? Je songe à l’un de ses livres que j’ai eu la bonne idée de glisser dans ma valise. Je crois me souvenir qu’il contient une formule de ce genre. Elle me serait donc revenue, légèrement déformée ou non, à mon insu ? Ou bien, telle une lampe et son reflet à la surface d’une vitre, elle illuminerait de façon neuve les phrases que je rédigeais hier, leur apportant, sinon une pleine confirmation, du moins le signal d’une orientation encore indécise et qui, pourtant, vient ce matin trembler entre moi et la page où je l’ai inscrite.
Voilà. Je suis monté dans la chambre et en ai redescendu le livre. J’ai cherché ce passage avec la crainte de l’avoir imaginé ou de passer dix fois à côté de lui sans le voir, feuilletant impatiemment les pages, mais je l’ai au contraire retrouvé presque sans effort. Il est écrit : « Soudain, à l’autre bord de la vie, la mort a cessé d’être une attraction. » Cette phrase pourrait aussi bien vouloir dire que la crainte ou l’attrait qu’inspire la mort avaient perdu leur pouvoir sur Tsurayuki Yukio, et rien de plus. Mais dans ce cas, d’où me vient ce pressentiment qui me paraît réverbéré depuis son existence et ses écrits, comme la clarté sourdement phosphorescente de la neige sur les cloisons de cette pièce presque vide ? Pourquoi ai-je l’impression qu’il s’agit de tout autre chose ?
Lundi 5 Décembre

Hier, tandis que je marchais à nouveau dans la forêt en m’efforçant de ne penser à rien afin de pouvoir accueillir pleinement la beauté blanche où j’avançais, j’ai fini par entendre un autre pas dont je n’arrivai pas à situer le déplacement ni à savoir s’il s’éloignait de moi ou bien allait parallèlement derrière les arbres et les buissons. J’ai pensé un moment qu’une bête, sortie elle aussi dans la neige, en quête de quelque nourriture, se déplaçait à faible distance, mais la régularité de ce pas n’avait rien du mouvement furtif qu’aurait eu un animal. Puis je me suis rendu compte que la présence que j’entendais marcher non loin de moi n’était autre que le battement de mon cœur.
J’ai ri de cette méprise, mais le soulagement que j’éprouvais était immense. Je me suis alors concentré sur la seule perspective du chemin, irréelle à force d’unité, et me suis souvenu de ces vers extraits du dernier livre publié par Tsurayuki Yukio :
Au loin de son attente,
Matin qui marche seul
Sur le silence indéfini
De cette après-midi crépusculaire,
Lenteur flottante et pâle,
Comme une bougie que l’on emporte,
Dissolution d’absence.
Je me suis alors dit que l’on pouvait marcher ainsi sans fin. Il arrive nécessairement un moment où, à force d’aller sans se préoccuper de l’heure, celle-ci perd toute signification précise. Elle se suffit à elle-même, retrouvant sa vraie nature de simple devenir détaché de tout repère.
Mais le froid venait, et j’ai cédé au froid. Non sans regret, comme si je m’étais laissé vaincre à la première difficulté. A peine avais-je entrevu le commencement d’une possibilité se faire jour que déjà je rebroussais chemin en me disant qu’à présent ne se montrerait plus à moi qu’un monde inverse à celui seul où j’aurais dû aller. Un grand-duc, posté sur un hêtre enneigé, s’est envolé à mon approche, sans hâte, compensant la pesanteur de son mouvement par la ligne droite absolument pure qu’il suivait. Il a disparu et je suis revenu à la maison, pressant le pas dans le fragile demi-jour en fuite, tandis qu’à nouveau descendait la neige.
Mardi 6 Décembre

Le silence m’a réveillé. Plus vaste et plus parfait qu’à l’ordinaire. Non cet espace de résonance où le moindre son serait aussitôt une clarté accompagnée de son écho, mais un silence fourni, nombreux et unifié, en même temps qu’animé du léger froissement subtil de sa propre substance. Je me suis levé et suis venu à la fenêtre. Le tapis sous mes pieds nus était lui aussi plein silence.
La rue entière et l’immeuble d’en face ne consistaient plus qu’en un immense pétillement unanime. Le ciel n’était ni de nuit, ni d’aube, ni de jour fait. Pas un piéton, pas une voiture n’avaient encore entamée l’épaisseur blanche qui ne cessait de s’augmenter à chaque vibration du vide. Pas une lumière aux fenêtres. Seule fleurissait la lampe sur la table de chevet où j’avais déposé ma montre, la veille avant de m’endormir. Personne ne devait encore être levé dans tout le voisinage. Je ne pouvais quitter cette vue détachée de toute durée, formant de son mouvement perpétuel, à la fois identique et dissemblable en chacun de ses points, une même temporalité en apesanteur.
C’est alors que je me suis souvenu du rêve que j’avais fait, avant que ne m’appelle le silence de la neige.
Un rêve étrange en vérité, dont les proportions apparentes, se mélangeant avec mon habitude de tenir un journal quotidien de mes actes et de mes pensées, se sont confondues à celui-ci. La mort de Tsurayuki Yukio en était le thème. Déplaçant sa vie en France, je lui avais attribué la maison où je passe une partie de l’année, croyant n’y être moi-même venu qu’à la seule fin de reconstituer les circonstances de sa disparition, alors qu’il est mort chez lui, dans sa propre maison isolée en pleine nature dans une zone reculée des Alpes Japonaises – ou plus exactement, tout près de là, en pleine forêt, au milieu de la neige. L’article d’hommage que j’ai commencé de rédiger il y a quelques jours, le Premier Décembre, aura donc joué le rôle de déclencheur, s’effaçant au profit d’une réalité seconde, celle d’une autre version de moi venu s’installer dans la maison du disparu afin de chercher on en sait quoi, sur la base de cette étrange conviction : en l’absence de toute preuve matérielle permettant d’établir ce qui est réellement arrivé à Tsurayuki Yukio, nul ne peut dire s’il est réellement mort. Comment ai-je pu nourrir, même en rêve, une croyance aussi insolite ?

Il est maintenant sept heures trente du matin. Assis à ma table de travail, devant la fenêtre, tandis que le petit jour d’hiver tarde à venir, je relis l’article de journal annonçant la disparition de Tsurayuki Yukio, mercredi dernier, le 30 Novembre. Il y est dit ceci : « Le romancier et poète japonais Yukio Tsurayuki est mort à l’âge de 59 ans. Il séjournait souvent seul dans sa maison de la région de Sati où il aimait se rendre pendant de longues périodes consacrées à l’écriture. Son corps sans vie a été retrouvé hier sur un chemin forestier qu’il empruntait régulièrement au cours de ses promenades. C’est un skieur de fond qui l’a découvert par hasard. Quoique sa mort paraisse tout à fait naturelle, elle n’est pas moins mystérieuse et pose la question d’un éventuel suicide. Yukio Tsurayuki laisse une œuvre abondante dont le dernier volume, L’Horizon des événements, venait tout juste d’être publié quelques semaines auparavant et avait reçu un accueil des plus favorables de la part de la critique et du public. Attentif à la perception du monde et des êtres qui l’habitent, Yukio Tsurayuki privilégiait les formes brèves, énigmatiques et allusives, bien qu’incarnées dans une langue très claire. Il ne cessait d’interroger avec une égale attention les animaux, les arbres, les fleurs, les mouvements de la lumière et les plus simples choses qu’il jugeait si liés les uns aux autres que, dans ses romans, ils étaient des personnages à part entière. Dans sa poésie, ils devenaient pure présence inexpliquée que l’écriture se contentait d’accueillir et de réverbérer. »
S’il est un point sur lequel je suis pleinement d’accord avec mon rêve, c’est bien celui-ci : l’hypothèse de la mort volontaire semble a priori peu probable. Même sans rien connaître de l’œuvre et de la personne de Tsurayuki Yukio, il suffit de relire ce que l’article déclare à ce sujet pour exclure aussitôt cette possibilité.
Maintenant que j’ai commencé d’écrire à mon tour un article d’hommage dont la préoccupation a sans doute contribué à générer mon rêve, je me dois de rendre justice au mystère de cette mort, quand bien même l’examen du corps permettrait d’en expliquer la cause. Car toute mort est un mystère. Le « disparu », selon l’expression consacrée et finalement beaucoup plus juste que ce que sa convention pourrait laisser croire, s’est enfui par le mince interstice de l’inexistence ou de ce que nous nommons ainsi, faute de savoir mieux dire. Quelqu’un, qui est seul à connaître le secret de son effacement, franchit clandestinement un seuil, et nous ne savons rien de plus. Cela est vieux comme l’homme. Le dernier livre de Tsurayuki Yukio semble le dire à sa façon, tout particulièrement l’un des poèmes les plus étranges de ce volume. Son sujet manifeste, mais non explicité par un titre, une dédicace ou une note à l’intention des lecteurs ignorant le contexte auquel il se réfère, est l’anniversaire d’une célèbre lettre de René Descartes à l’un de ses correspondants favoris, le Marquis de Newcastle, dans laquelle le philosophe expose les raisons qui le conduisent à affirmer que les animaux ne parlent pas.

Je le recopie ici :
Trois cent soixante-seize ans depuis.
Le chien se tait, le regardant écrire
Que de pensée, les bêtes n’ont point,
Ni de paroles ou autres signes à propos.
Puis le morceau de cire des certitudes
Fait place au songe et Descartes s’éveille.
Il est seul dans la neige qui découd l’horizon,
L’espace et tous les nombres insolites.
Il fait maintenant loin dans la forêt tremblée de la blancheur.
Mais le Marquis de Newcastle n’apercevra entre les lignes
Que l’errance est première et dernière à nommer
Tandis que veille le chien silence
Dont le regard de solitude est maintenant
L’ultime sentier mental.
Si l’on prend garde au fait que ce trois cent soixante-seizième anniversaire coïncide avec le 23 Novembre de la présente année, alors que L’Horizon des événements est paru au Japon le Premier Novembre et que j’ai composé la traduction de ce poème qui l’intriguait dès l’arrivée du livre à mon adresse, quelques jours après sa publication, conformément à ce que m’avait promis Tsurayuki Yukio ; il apparaît alors que cet hommage à Descartes, nécessairement écrit avant la sortie du recueil est donc implicitement antidaté. La date du 23 Novembre, volontairement omise par Tsurayuki Yukio dans son poème, précède en outre de très peu sa disparition probablement survenue le 29 et annoncée le 30.
Et pourquoi donc Descartes et la commémoration de cette célèbre lettre dans laquelle le philosophe refuse aux animaux le don de la parole et celui de la pensée ? Pour quelle raison cette étrange évocation conduit-elle soudain au paysage de neige, d’errance et de silence qui semble être le même que celui où Tsurayuki Yukio est mort ? Le philosophe s’y éveille d’un rêve. L’écrivain s’y endort d’un autre rêve, celui de la vie. Est-ce cela ? Et quand a-t-il composé ce poème ?
Mercredi 7 Décembre

Je me demande à présent si Tsurayuki Yukio ne se savait pas malade, condamné à si brève échéance, qu’il ne lui restait plus qu’à se retirer dans sa maison du pays de neige et d’y attendre et préparer sa fin.
Il est seize heures. La nuit ressort du sol et des façades où elle avait trouvé refuge pendant le demi jour dont la tonalité en gris éteint n’avait qu’à peine varié depuis la vague aurore de tout à l’heure. La neige a repris sa descente, apaisant la rue, la retirant du cours du monde, selon sa vocation première. Galeries de peintures, boutiques d’antiquaires, librairies d’ouvrages anciens et rares qui n’attirent que de rares amateurs, magasins étranges évoquant davantage des cabinets de curiosités que des commerces, lui donnent effectivement sa seule activité. J’y vis de patience et de muette attention, tandis que se module la lumière ou s’approfondissent les nuits jusqu’à l’instant indéfini du petit jour. Quotidiennement, je traduis des auteurs japonais dont Tsurayuki Yukio. Ses livres sont auprès de moi dans leurs deux langues, celle de leur manifestation initiale, celle de la traversée incertaine vers les rivages du français où je ne suis pas sûr, malgré tous mes efforts, qu’elle parvienne intacte et complète. Un appel au Japon, tôt ce matin, alors qu’il était déjà là-bas seize heures m’a permis d’apprendre que, selon les dernières nouvelles, Tsurayuki Yukio ne s’est pas donné la mort, mais est décédé d’un arrêt cardiaque. « Le froid sans doute » m’a dit mon correspondant qui n’était autre que son éditeur et ami Naruse Shinji. « Il devait neiger abondamment. Pourtant, il n’était pas en train de revenir chez lui. Sa tête, tournée à l’opposé, laisse penser qu’il avançait sur le chemin où on l’a retrouvé. », a-t-il ajouté. A ma question : « Etait-il en bonne santé ? », Naruse Shinji a répondu d’une voix surprise : « Autant que je sache, oui. Étant donné le genre de vie très sobre qu’il avait toujours observé, il n’y avait aucune raison qu’il se porte mal. » J’ai raccroché peu après. J’étais encore sceptique. On peut être gravement malade sans le dire à personne. Et ceci d’autant plus que Tsurayuki Yukio vivait seul. Mais les causes établies de sa mort ne donnaient manifestement aucune précision à ce sujet. Un arrêt cardiaque peut cependant résulter de nombreuses affections, des plus fortuites jusqu’à celles qui se développent en grand secret pendant longtemps dans le dédale des organes. Et si, considérablement affaibli par une maladie méconnue, il avait succombé à un froid qui, jamais autrement n’aurait eu raison de lui ? Mais s’il s’était senti faible ce jour-là, aurait-il quitté sa maison pour s’enfoncer dans la forêt et dans le cas contraire, ne serait-il pas revenu sur ses pas aux premiers signes inquiétants ? N’était-ce pas délibérément qu’il avait poursuivi son chemin, continuant de dérouler des traces dont il savait qu’en très peu d’heures la neige les aurait effacées ?

Mais l’effacement, précisément, n’est-il pas au cœur de son dernier livre, tout comme il a sans cesse accompagné son œuvre et sa vie ? Il ne s’agit pas de cette vertu suspecte à mes yeux qu’est l’humilité. Ni même de la modestie qui n’est que la vision toute extérieure de l’aventure réellement vécue par celui qui s’absente pour être enfin avec le monde, entier dans la concentration d’une abeille célébrant le pollen, ou la transparence de la lune en fin d’après-midi, quand soudain tout est seul, comme si cela était l’envers de la tristesse fondamentale qui si souvent étreint les hommes. Mais l’heure où tout est seul n’est pas dépossession, bien au contraire, car chez Tsurayuki Yukio, il est deux solitudes : la douloureuse qui est exil, la retrouvée qui est énigme révélée. Ainsi, tout juste après l’étrange poème consacré à Descartes, il y a celui-ci :
Ce soir, le chat de la pâleur
Traverse l’herbe et les parfums.
Je suis ses dons de trace
En invisible.
Et le lustre s’avance
Au centre du jardin,
Maison sortant de la maison
Pour établir une vie selon l’immatériel.
Qui reconnaît le nom des choses ?
Il est maintenant seul au poignet fin du silencieux
Qui marche dans mes pas,
Ni moi,
Ni le double attardé d’un double imaginaire
Qu’aurait chéri mon sang dans ses dédales,
Seulement cela :
Le frôlement nu de l’herbe à mes chevilles
Et ce souffle léger
Appelant sans un mot.

Bien des poèmes sont étranges dans L’Horizon des événements. Ceux qui disent l’effacement tout autant que les autres, mais par une étrangeté de pulpe dorée dans la lumière telle qu’on la voit en sa simplicité quand on regarde attentivement :
Déshabillé, même de son aura,
Il s’assied en ce monde.
La table est mise,
Au verre et aux raisins
Traversés de long jour,
Comme des bracelets sensibles
Au poignet qui les porte,
Et les doigts se tendent,
Fumées errantes
Cherchant le bouton de porcelaine
En forme d’œuf
Qui délivrera le seuil.
De lui ne reste que la table
Avec ses clés d’énigme
Et la beauté des gouttes où sont
Toutes choses
Fleuries d’abeilles.
Quand un homme est si loin de lui-même, tout ce qu’il donne devient la psalmodie des heures. Les visages frôlés dans les carrefours de Tokyo, puis à jamais perdus, les graviers poudrés de neige d’un jardin désert, la plénitude d’un fruit éclairant l’assiette où il repose, le départ des oiseaux dans le ciel incolore, tout est ce chant créant son propre sillage. N’est-ce pas cela « l’horizon des événements », le véritable, celui qui sans cesse attise les présences d’un étincellement sans égal, un bref instant de sublimation où leur réalité est entière, juste au bord de l’énigme où elles conduisent esprit, regard et chant ?

Quelle vie menait-il ? Je ne parle pas de celle dont j’ai pu constater la réfraction dans les reportages filmés et radiophoniques, les conférences, les entretiens, les discours officiels et les enregistrements des séminaires donnés aux étudiants de diverses villes japonaises, pas même dans les conversations que nous avons eues à plusieurs reprises par téléphone au sujet de mes traductions. Je ne l’ai rencontré qu’une fois, lors d’un salon du livre, entouré de trop de monde pour que nous puissions partager un vrai moment d’intimité. Non, rien de tout cela. Je parle de sa vie quotidienne la plus personnelle car justement la plus infime, celle même qu’on ne remarque pas car vue de l’extérieur elle n’a aucun relief. Sans doute est-ce la raison pour laquelle tant d’hommes désirent des vies illustres et remarquables, terrifiés qu’ils sont de n’apparaître aux autres que sous l’aspect de grises indifférences vaquant à des occupations de scarabée. Pourtant, c’est en celles-ci que se pressent l’intemporel.
La véritable vie d’un homme est là, dans cet espace mental et sensoriel qu’il est seul à connaître. Ce qu’il regarde et sent, pense et tisse en lui du monde est aussi étranger à la description du biographe le plus minutieux qu’une image mécaniquement captée par un appareil photographique l’est à la vision du corps et de l’âme entremêlés. Par exemple, on peut bien poser autant qu’on voudra la question de sa relation aux femmes, outre son épouse. Quand bien même on finirait à force d’acharnement par lui découvrir des liaisons, on ne saura jamais rien de ce dont Tsurayuki Yukio ne parle pas, ni dans son œuvre, ni dans ses entretiens. Et même si l’on s’appuie exclusivement sur de la seule chose dont il parle dans ses poèmes et ses récits, à savoir le monde, que saurons-nous d’une seule de ses journées ? Un homme se rend à l’université, traverse des rues, se laisse traverser par des faisceaux de lumière, emporter sous terre parmi d’autres hommes assis de part et d’autre d’un wagon, chacun penché sur le miroir sans fond de son téléphone où rien de son visage ne se reflète ; il est pour tous les autres insaisissable, lui qui contemple en eux des Bouddhas inversés et s’attriste à leur vue, à moins que, fermant les yeux et paraissant dormir le prolongement de son sommeil trop tôt interrompu, il s’abandonne à la coïncidence la plus profonde et la plus limpide.
Je songe à ce qu’il disait dans l’une des lettres qu’il m’a écrites : « Mes poèmes sont des traces au rythme d’un chemin. Chacun dépose un simple instant du tout, chacun s’oubliant aussitôt dans le suivant qui à son tour s’oublie d’avance dans l’ouverture indéfinie de son appel. » Aussi ne disposons-nous finalement, aussi belles soient-elles, que de quelques constellations éparses, comme des signes de pistes formés de petites pierres et de brindilles posées au sol, pour simplement mieux lire l’élan constant de sa patience. A cet égard, parler de « l’horizon des événements » ne fait pas simplement briller l’impermanence avant son extinction, mais ouvre encore à cet ultime instant une perspective que rien n’efface.
Jeudi 8 Décembre

Reparcourant ce matin mes notes des derniers jours, je m’aperçois que depuis une semaine je n’ai cessé d’attendre un signe, que ce soit en rêve dans un carnet imaginaire ou sur les pages bien réelles que maintenant je touche et vois peu à peu se remplir de mon écriture, à la fois si familière et si inconnue, m’étonnant d’avoir formulé telle ou telle phrase, comme si c’était un autre qui l’avait fait à ma place, me demandant comment j’ai fait pour y parvenir.
Et ce signe, que j’ai tant cherché à mon insu, le voici. Devant moi. De l’autre côté de la rue, à la fenêtre d’un appartement qui fait face au mien. Une lampe, ou plutôt une bougie en faction, ainsi qu’un cœur ou un témoin, le verbe d’une promesse. Je l’ai trouvée en me levant tout à l’heure, avant l’aube, déjà présente, comme un visage qui m’aurait attendu derrière les vitres d’une chambre inconnue où sa tiédeur, son encens et son aura se répandent.
Toutes les questions posées se rejoignent à présent et se résolvent en lui, à l’horizon des événements qui à son tour est événement, de tous, celui qui les contient et les dépasse de sa certitude à nulle autre pareille.
J’ai devant moi ce poème, le dernier du dernier livre écrit par Tsurayuki Yukio. Il s’intitule Celle qui ne viendra pas et ne consiste qu’en un seul vers :
Le temple a neigé sur le temple.
Oui, je le sais maintenant, la découverte d’un corps ne prouve rien. On peut à volonté se retirer sans anéantir, quitter à pas de transparent, sans trahir ou nier. Il suffit pour cela de rejoindre la neige qui de nouveau descend, à l’infini.
Maintenant, dit-il, maintenant. Tu peux t’éveiller.
Jeudi 27 Octobre – Lundi 28 Novembre 2022, 16h34
Marc-Henri Arfeux

Postface
Au royaume de la grâce
Nicole Pessin fait partie de ces artistes dont la création ne fait pas seulement apparaître ce qu’on nomme une œuvre, mais ouvre le seuil d’un autre monde, tout à la fois familier car issu de nos enfances, et entièrement nouveau car mesuré selon les proportions poétiques d’un rêve ouvert à nul autre pareil. Passer cette invisible frontière à dos d’oiseau, c’est en effet entrer dans un pays enluminé de tendresse et d’énigme fine. Fleurs, animaux, personnages, saisons, îles et villages, tout y respire la liberté lumineuse d’une grâce magique, celle de l’état d’apesanteur que nous ne connaissons généralement qu’en rêve. Les dessins de Nicole Pessin sont chacun tissage et floraison rassemblant les pollens de multiples origines recréées par l’artiste en une alchimie aussi originale qu’elle est universelle : livres d’heure, miniatures, estampes, tapisseries, toutes ces graines subtiles entrent dans la composition de ces images délicates et raffinées qui savent aussi préserver le don précieux des grands émerveillements. Cet impalpable royaume de contes et de secrets chuchotés déploie ses harmonies chromatiques avec une fluidité si souple que nous pourrions jurer en avoir vu s’animer sous nos yeux les paysages, les êtres et les bêtes, toujours si élégants qu’ils semblent composer une mince calligraphie de formes et de gestes purs. Tel est le poème visuel de Nicole Pessin en son charme de rosée naissante et simultanément intemporelle.
Marc-Henri Arfeux, décembre 2022.


© Adagp, Paris, 2017