Pour Nicole Pessin,
En Mémoire de son Père
La Bibliothèque Morris vous enthousiasmera, me dit Riley, tandis que nous parvenions au croisement de Lexington Avenue et de la 21° rue. Nous avons débouché sur une grande place bordée de délicates façades néo-gothiques ornées de vérandas, colonnes, balcons et frises en fonte, de même couleur délicatement spectrale dans la lumière rasante que le revers d’une feuille de saule.
A l’opposé de toutes les conventions d’architecture, le centre de la place, certes entouré par un jardin rectangulaire, contenait également, et partiellement dissimulés derrière les rideaux d’arbres successifs traversant ce jardin, tout un pâté d’immeubles supplémentaires, également bâtis en Gothic Revival, et qui semblaient constituer les reflets infidèles des somptueuses façades en fonte bâties autour du square.
Ainsi, le promeneur venant de Lexington Avenue, croyant être victime d’une illusion d’optique due à la seule présence impondérable et pure de quelque bâtiment de verre où miroiterait l’ensemble de la place, hésite à localiser dans l’espace ces deux séries d’immeubles opposés, le jardin parcouru d’allées enchevêtrées, la chaussée vide et les trottoirs délimitant la forme du rectangle. L’ensemble offre au premier coup d’œil une impression assez semblable à celle que créent les aberrations visuelles où une figure, enchâssée dans un fond qui la redouble, paraît déplier un volume contradictoire, tantôt concave, tantôt convexe, selon le pur hasard de la vision.
– Nous arrivons. Connaissez-vous Gramercy Park ? m’a demandé Riley, en extirpant une longue clef d’or de la poche extérieure de son blazer.
– J’en sais ce qu’en écrit Henry Miller ai-je répondu : « Avec son jardin privé, clos à l’anglaise d’une grille dont chacun des propriétaires de l’endroit a la clef, Gramercy Park et ses vieilles maisons, sa population tranquille, fait un peu penser au Palais Royal. »

– Bravo ! vous avez bonne mémoire. Il n’y manque à vrai dire que quelques précisions concernant l’atmosphère de réclusion paisible, et nous aurons une transposition new-yorkaise du Paris balzacien. Ajoutez au contraire des considérations de botanique et de zoologie, et nous aurons Voyage au centre de New York, ou Vingt-mille lieues sous Manhattan, ce qui serait d’ailleurs beaucoup plus proche de la réalité. Et même, si l’on voulait aller plus loin dans le dédale des allusions, nous trouverions bientôt d’évidentes traces de la civilisation pessinoise qui, là aussi, comme en de nombreux points du monde, a déposé ses signes et ses mystères. Vous allez voir. Ou plus exactement, vous allez lire.
Ayant traversé le jardin dont les allées se ramifiaient et se croisaient sans se rejoindre, grâce à de surprenants systèmes de dénivellations à peine sensibles et de passerelles en fonte qui tintaient légèrement sous le pas du marcheur, nous étions arrivés devant un large porche dont les panneaux de hêtre pourpre étaient gravés de plantes et d’animaux qui habitaient encore vers 1840 ce qu’on nommait alors la « campagne new-yorkaise ». Une plaque de couleur argentée, scellée dans l’une des pierres aux couleurs contrastées composant le patchwork, plutôt que le damier, de cette façade, portait cette inscription : « The Players ». Au-dessus de ces mots, se voyait une étrange tablette en bronze où se trouvaient gravés des mots d’une langue que j’hésitais à rapporter à telle ou telle des civilisations antiques dont les systèmes de signes écrits me sont à la fois chers et familiers depuis l’enfance. Cela évoquait quelque peu le Sumérien, l’Akkadien, ou le Babylonien, mais quelque chose de singulier démentait aussitôt ces hypothèses. Riley, qui suivait mon regard, me souriait finement, les yeux mi-clos, à la manière d’un chat qui ne va pas tarder à disparaître à la surface de l’air.

– Alors ? dit-il enfin. Vous ne voyez vraiment pas ? Je vais vous mettre sur la voie. Cette inscription signifie : « Marcus Pessinus fut le premier d’entre les joueurs. »
Incrédule, je le regardai bouche-bée. La civilisation pessinoise et ses Rois Chamans ne m’était pas inconnue, mais je n’en avais jamais contemplé de mes propres yeux le moindre témoignage. Je savais seulement qu’elle avait essaimé depuis des temps immémoriaux, partout à peu près où des hommes se sont penchés sur des livres, des tablettes, des cartouches, des cylindres et des parois gravées ou peintes.
– Vous voulez dire que….
– Mais oui, exactement cela. Marcus Pessinus, premier et dernier Roi de l’Empire des Signes, Chaman Circulaire et Sculpteur de syllabes est bien l’auteur de cette inscription, dans la langue de la civilisation dont il est aussi le Chroniqueur et le Grand Libraire. Il est, il a toujours été et restera l’inspirateur essentiel de notre bibliothèque des mille et mille sentiers aux lettres qui bifurquent. Et maintenant, entrons, si vous le voulez bien.
Contrairement à mon attente, Riley n’employa pas la clef qu’il balançait toujours entre ses doigts, comme une baguette de chef d’orchestre, mais il sonna en appuyant sur un bouton marqué de signes étranges de même aspect que ceux de la tablette en bronze, sans éveiller, du moins de l’extérieur, le moindre timbre perceptible. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles je pris conscience du très extraordinaire silence du lieu, malgré la proximité relative de Park Avenue où devait rayonner de tout côté le long halo vibrant de la circulation d’après-midi. Gramercy Park semblait plus retiré de l’agitation permanente de Manhattan qu’un sous-marin posé au fond de l’océan peut l’être d’un cyclone qui se déchaîne à la surface.

Au bout d’un certain temps, un concierge à la mine sérieuse vint cependant ouvrir et nous fit pénétrer à l’intérieur d’une vaste antichambre. Il y régnait un parfum de cire et de santal qui me fit croire un instant que nous étions à l’intérieur d’un édifice religieux. Des tables vitrées contenaient des blocs en bronze, des étuis de cuir, des rouleaux de parchemin, tous tatoués comme des mains d’orant de ces surprenantes formes astrales qui caractérisent l’écriture pessinoise. Le concierge avait disparu, nous laissant seuls au milieu de ce trésor qui composait autour de nous une sorte de bibliothèque indéchiffrable dont le rectangle paraissaient imiter celui de la place que nous venions de traverser. Au sol, un dallage complexe étoilait de toute part les mots d’un texte rayonnant. Selon que le pied se posait sur l’un ou l’autre de ces mots, le sens de l’ensemble était aussitôt affecté d’une variation, aussi miraculeuse qu’inattendue, pour qui savait lire le Pessinois, m’expliqua Riley, comme si des signaux lumineux s’étaient éteints ou allumés sur un écran panoramique, traçant une très aléatoire et très secrète cartographie d’on ne savait quels territoires, terrestres ou stellaires.
– Ainsi, selon que vous laisserez visible ces quelques inscriptions aux formes d’oiseaux, dit-il en désignant un groupe de mots finement sertis dans le dallage, vous obtiendrez : « La parole sera donné à celui qui vole ». Mais si vous occultez le premier signe, cela deviendra : « L’envol est un fil ouvert. » Dans une autre version où votre pied se poserait de l’autre côté de cette chaîne de mots, vous liriez encore : « L’ouvert est la parole d’un cercle en expansion. »

Je me taisais, ému par ces merveilles, et je compris que le silence lui aussi modulait les phrases que je suivais des yeux. D’une façon que je ne sus identifier, leur sens se chuchotait à l’intérieur de mon âme au fur et à mesure que je les observais et en suivais les formes en devenir, évoquant celles des oies cendrées quand elles écrivent au plein du ciel le grand récit épique de leurs voyages. Oui, ces phrases silencieuses et aussi réelles que des êtres vivants, je les entendais se prononcer d’elles-mêmes en mon esprit et j’en comprenais parfaitement le sens bien que je n’eusse jamais appris cette langue, souple et moirée comme parfum. Son illumination par pure osmose mentale semblait ouvrir dans ma pensée une large baie donnant sur un très vaste espace, à vrai dire davantage une pure manifestation pure de la distance dans ce qu’elle a de plus diffus, de plus sensible et e plus absolu, qu’un simple espace au sens sèchement mathématique du terme. Graduellement, les paroles que j’entendais intérieurement s’atténuèrent et se dispersèrent.
– Vous ne serez nullement surpris, me dit alors Riley – qui m’avait observé à mon insu, tandis que j’étais absorbé par cette espèce étrange de communication spirituelle – si vous devez vous conformer à quelques brèves formalités indispensables. Ne vous laissez surtout pas ébranler : soyez direct, exposez les raisons précises de votre requête, sans craindre d’avouer que vous souhaitez éventuellement prendre des notes. Mais ajoutez qu’il s’agit d’en faire un usage purement personnel, car on vous demandera, dans le meilleur des cas, de vous engager par écrit à ne pas publier ou faire publier par quiconque, les textes auxquels vous aurez eu accès.

Je n’eus pas le temps de répondre, car une porte en accordéon s’ouvrit à ce moment dans notre dos, pas plus qu’il n’était nécessaire pour autoriser le passage d’une seule personne.
Riley se leva aussitôt – il tenait toujours la clef d’or, et la faisait tourner entre ses doigts avec la plus grande nonchalance – et se dirigea vers l’issue.
– A tout à l’heure, dit-il encore, avant de passer de l’autre côté de l’étroite ouverture, et j’entendis alors distinctement la voix d’un homme qui devait se tenir derrière la porte.
– Terry, quel grand plaisir de vous revoir. Vous nous amenez du monde ?
– Bonsoir, cher Président. Effectivement. Je suis avec un excellent ami qui devrait triompher de nos petites épreuves avec facilité.
– C’est ce que nous vérifierons sans aucun doute dans peu d’instants, répondit cordialement le personnage auquel Riley avait familièrement donné le titre de « Président ».
Ensuite, tandis que les deux interlocuteurs s’éloignaient de la porte demeurée entrouverte, leurs voix ont rapidement décru, ainsi que le dessin phosphorescent d’une lampe à gaz s’éloignant dans l’obscurité d’un couloir souterrain.
Le silence léthargique de la maison résonnait maintenant autour de moi comme le disque d’un gong. Des murmures tout à l’heure révélés à mon esprit ne demeurait qu’une mince aura dorée que je sentais peu à peu retomber ainsi qu’un drap dont les plis impassibles occultent le dormeur dont ils protègent le corps.
Au bout d’un certain temps indéfini, un homme d’une cinquantaine d’années, grand de taille, à la démarche souple et assurée, fumant un long cigare dont la forme rappelait celle du Londrès, apparut dans l’embrasure de la porte et me fit signe de le suivre.

Nous pénétrâmes dans un local de petites dimensions, mais très haut de plafond, sans nulle issue – fenêtre ou porte – que celle par où nous venions à l’instant d’entrer. En dehors de deux sièges, il n’y avait là qu’une échelle, dressée contre les rayons vides d’une étagère. Un chat était assis sur l’un de ces rayons et me contemplait de ses yeux d’opale où je voyais parfois vibrer les deux iris que traversaient des reflets éphémères ressemblant à des inscriptions sensibles qu’une main aurait tracées à la surface d’une rivière, selon la coutume des poèmes offerts aux divinités des eaux à l’ère de Heian de l’ancien Japon. Je me souvins d’un de ces poèmes depuis longtemps happés dans le glissement de cette rivière, et ceci, alors même que je n’avais jamais eu connaissance de son existence. Mais son authenticité ne faisait pas l’objet du moindre doute puisque j’en prononçai sans nulle hésitation et en les comprenant, les vers exacts, selon le texte originel en japonais de l’an Mil, quoique je ne parle pas cette langue. Ils disaient ceci : « Si tu épouses enfin ce sentier d’eau/ Tu connaîtras les adieux comme des lampes/ Non des larmes hérissées/ Et ton voyage sera l’étoffe/ Du seul oubli qui se souvienne. » Cela se fit jour en moi, me fit face comme un visage qui en observe un autre, puis s’éloigna sur le côté, cette fois comme un panneau coulissant qu’on referme, ou qu’on ouvre au contraire sur un autre visage qui regarde, au bord d’une pièce obscure où rien ne bouge. Puis je revins au sentiment du lieu où je me trouvais réellement et fus de nouveau attentif à ce qui s’y voyait : la haute silhouette de cet homme que Riley avait appelé « Président ». Je remarquai qu’il portait maintenant un chapeau noir, tout comme un voyageur de Paul Delvaux, et une grande valise en cuir également sombre. Il était enveloppé d’un pardessus d’hiver. Ayant posé près de lui une seconde valise, il se tenait face à moi, tenant toujours la première de sa main droite et, à travers ses lunettes, je pouvais voir son regard d’une grande lenteur comme s’il était lui-même un voyage qui me rejoignait à travers de vastes royaumes dont je ne pouvais rien apercevoir mais ressentais l’âme, tout comme on devine celle d’un violon dont on écoute chanter la voix sous les doigts d’un virtuose.

– Bonsoir, commença le Président, après avoir refermé la porte derrière lui. On m’a dit que vous désiriez me parler. Il caressa l’étoffe de son veston, comme s’il voulait en chasser des poussières. Ni les valises, ni le manteau, ni le chapeau n’embarrassaient plus à présent ses gestes. Ses yeux d’horizon vinrent de nouveau à ma rencontre, comme les deux moitiés d’une île montant sur un océan lisse.
– Je désire, Monsieur, être admis à visiter la Bibliothèque Morris.
Le président exhala la fumée légèrement dorée de son cigare.
– Qu’est-ce que c’est que çà ? dit-il brusquement.
– Je vous demande pardon, mais je crois que vous êtes la personne la mieux autorisée pour me renseigner à ce sujet !
Le visage du Président n’exprimait que la stupeur la plus sincère.
– A qui croyez-vous donc vous adresser ?
– Mais à Mr Morris lui-même, sans aucun doute.
– Monsieur, répliqua sèchement le Président, vous êtes dans l’erreur. Je suis Edwin Booth the Fifth of Forth von Senispus Carmus Epsah, et j’ai l’honneur de diriger la société d’acteurs de théâtre fondée par mon illustre ancêtre. Et de Mr Morris, ici, il n’y a point.

J’allais mécaniquement présenter des excuses et me lever, lorsque je me souvins des recommandations que m’avait fait Riley avant de disparaître.
– Je suis venu ici à l’invitation d’un de vos amis. Il vous a sans nul doute informé des motifs justifiant ma démarche. Je désire visiter la Bibliothèque Morris et m’entretenir avec son fondateur, afin d’obtenir l’autorisation de consulter l’unique exemplaire jamais publié de Manhattan Transfer.
Ce livre, qui n’a rien de commun avec le célèbre roman de Dos Passos – mais auquel ce dernier a emprunté son titre, sans que personne n’y fasse opposition, sans doute pour cette raison qu’à cet époque déjà, le véritable Manhattan Transfer avait été confié à la Bibliothèque Morris – ce livre singulier, avait la surprenante réputation d’ouvrir des portes et des réponses inattendues à ceux qui entreprennent de l’explorer, bien plus que de le lire, et c’est pourquoi – ayant longtemps erré à sa recherche, jusqu’à douter qu’il existât ailleurs que dans les allusions de ceux qui évoquaient son existence, enfin mis sur sa voie par une conversation récente avec Riley qui m’avait assuré pouvoir me renseigner, pour me confier ensuite que cet ouvrage n’était pas une chimère et faisait bel et bien partie du fonds d’une non moins mystérieuse Bibliothèque Morris – je venais donc d’adresser ma requête au personnage qui se tenait en face de moi.
En m’entendant prononcer ces quelques mots d’un ton courtois mais résolu, le Président poussa un vif éclat de rire :
– C’est ainsi qu’il faut parler dit-il. Oui, vous êtes un visiteur réellement digne de ce nom. Vous avez su trouver la voie. Je suis sans aucun doute Mr Morris, mais plus encore, Mica Spesihn, Conservateur et Président de cet établissement.

Sur ces mots, il se leva et se dirigea vers le fond de la pièce, puis il entreprit de gravir l’échelle, et lorsqu’il parvint à la hauteur du plafond, souleva un panneau mobile, libérant un passage vers l’étage supérieur. Nous entrâmes donc par cette issue – aussi malaisée à franchir que l’écoutille donnant accès au pont d’un sous-marin – dans un vaste salon qu’illuminaient des centaines bougies, tandis que des plantes rares, qui appartenaient toutes à la flore abolie de ce qui fût il y a longtemps l’île vierge de Manhattan, selon ce que me déclara le Président, diffusaient de toute part leur éclat polychrome et leurs parfums complexes, comme autant de mobiles sculptés à même l’espace. Aux murs, des aquarelles de Jacques Audubon, serties de fines baguettes de merisier, représentaient les différentes espèces d’oiseaux, observées par le grand artiste animalier aux abords immédiats de l’actuel Bowery Park. Entre elles, des talismans constellés d’inscriptions pessinoises luisaient paisiblement comme des regards de chats, ou leurs sourires, ou leurs méditations en perspective, tels de longs corridors suivant les axes épanouis d’un labyrinthe en ligne droite.
A ce moment, Riley reparut près de moi.
– Mon cher ami, vous avez brillamment passé l’épreuve. Vous êtes maintenant proche du but. Veuillez seulement me suivre. Sachez entretemps que Manhattan Transfer n’est qu’un des noms pour désigner le titre de l’ouvrage que vous désirez consulter. On devrait bien plutôt l’appeler : Le Syllabaire des syllabaires unissant tous les sens, possibles, hypothétiques et impossibles, passés, présents et à venir, y compris intemporels, imaginaires, inexistants et réels. Mais ce titre, d’ailleurs purement descriptif, s’avérant bien trop long et pourtant fort imprécis, on préfère l’appeler Zohar, ou Zarh Pessinae, ou bien encore, Babel Sideratha.

Nous quittâmes la pièce par le fond, et descendîmes vraisemblablement vers le sous-sol, car je comptai plus de volées de marche que ne l’eut exigé la logique de ce long trajet à travers la cage d’escalier dépourvue de toute ouverture laissant entrer le jour. Mais quel ne fut pas mon étonnement d’atteindre un délicieux jardin entouré de toutes part de somptueuses façades à bow-windows et entièrement planté d’essences exceptionnelles – je citerai pour mémoire le fustet d’Amérique dont l’écorce impalpable, luisante d’un voile d’humidité qui est peut-être dû à un épanchement de sa sève par capillarité, fournit une étrange teinture rouge employée par les peintres. J’ajouterai le cryptomère colosse des collines de Kyoto, étonnamment bien adapté au climat vigoureux de Manhattan, la fougère des seuils, également venue de l’ancienne capitale impériale, la fleur des sables que les savants appellent Atlantida Crypta, le lys de mer, le jasmin des toundras, le Myosotis Nervalica, le rhododendron géant du Népal et le rosier des citadelles dont la senteur capiteuse envoûte littéralement les guetteurs en faction sur les remparts mille fois séculaires des forts isolés, jusqu’à leur faire voir par divination les lignes ennemies, longtemps avant qu’elles ne paraissent à la sortie des longs déserts.
Riley, utilisant enfin la longue clef d’or dont j’avais fini par penser qu’elle n’était rien qu’un signe de reconnaissance à présenter au Président du soi-disant « Player’s Club », fit jouer la serrure d’une lourde porte dépourvue de toute marque singulière. Nous entrâmes silencieusement dans l’une de ces demeures dont le perron couleur de lune était encadrée de deux lampadaires insolites : au lieu de contenir un simple bec de gaz auquel aurait été vissée une ampoule électrique, la lanterne de quartz dont les deux lampadaires étaient coiffés, enfermait un vibrant nuage de papillons multicolores.

Nous pénétrâmes enfin dans un vaste bureau dont les parois de fonte n’étaient dissimulées par nulle tenture, ni aucun ornement, à l’exception d’un immense tableau monochrome intitulé Étude en Rouge.
– Monsieur Florizel, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue.
C’était Mr Morris lui-même qui me parlait ainsi. Je m’inclinai, remerciai, puis, me redressant, dévisageai mon hôte. Mr Morris était un homme âgé, grand et solide, dont la figure révélait un esprit profond et concentré. Son blazer bleu nuit portait à la poche un écusson à son monogramme : MP. Il ressemblait comme un frère au Président Mica Spesihn.
– Vous connaissez l’ultime critère d’accès à cette bibliothèque, dit-il de sa voix profonde, ambrée et rassurante, tel un bloc d’immémorial sous les doigts impalpables d’une lampe.
– Ne publier aucune note se rapportant à mes lectures, lui répondis-je. Mais je pourrais tout aussi bien trahir le secret de ces lieux, en indiquer l’adresse, en dévoiler la place exacte au centre de Gramercy Park. Votre critère de sélection est sans doute nécessaire ; il n’est pas suffisant.
Mr Morris sourit avec la douceur raffinée des hommes qui n’ont affaire qu’à des livres précieux, mais en savent bien plus long que ce que leur visage laisse apparaître, ouvrit un étui de cuir rouge et m’offrit un cigare qui semblait roulé dans des feuilles d’or.
– Au centre de Gramercy Park, voyez-vous donc ! Mais qui vous dit qu’il y ait un centre de Gramercy Park ? Mon cher, vous avez constaté qu’on n’entre pas ici sans précautions. Vous avez remarqué qu’on n’y circule pas davantage sans éprouver quelques surprises. Enfin, la qualité fondamentale de cette institution réside dans son extrême mobilité ou, si vous préférez, dans ses qualités elliptiques, sa faculté de s’adapter à toutes les circonstances, un peu, comme le fait par exemple, un certain chat, dont l’ironie célèbre est l’unique signature.
– Cher monsieur Morris répliquai-je, je l’entendais naturellement à titre exclusivement spéculatif.
– Je l’entendais aussi de cette façon, répondit-t-il. Je dois toutefois vous concéder que je ne serais pas non plus fâché si d’aventure, quelques extraits de ce que vous allez maintenant voir et lire, contaminaient subrepticement les livres officiels dont le public a l’habitude, mais à de certaines conditions particulières dont nous reparlerons plus tard. Car, comme le dit le grand érudit Pessinois Synapsis de Khérode : « Ce qui circule, ce ne sont ni les tiges ni les racines des plantes, mais leurs parfums. »

Mr Morris se leva. Je le suivis. Une double porte, placée à l’arrière de la pièce, pivota sur ses gonds avec lenteur et je me retrouvai à l’intérieur d’une salle de dimensions très supérieures à celle que je venais tout juste de quitter.
C’était la Bibliothèque Morris : non pas les rangées continues d’une série d’étagères s’élevant du sol jusqu’au plafond ; non pas un nombre incalculable de volumes reliés en cuir pourpre et classés avec soin dans des rayonnages d’acajou, non pas des pupitres mobiles permettant de poser tel ou tel ouvrage en lecture, ni davantage de grands divans capitonnés et munis de lampes latérales, mais seulement une salle blanche dont les murs n’enfermaient aucun ameublement, nul ornement et ne révélaient pas la moindre aspérité.
A même le sol, d’étranges sculptures polygonales ouvraient, puis étiraient et dispersaient, recomposaient leurs formes imprévisibles et fascinantes, sans cesse renouvelées selon la position du spectateur.
Ce sont des livres, ces blocs en bronze obscur dont les arêtes précises dessinent des perspectives convexes ou concaves, et dont le texte est tout à la fois sens, espace et chose infiniment triangulés, de sorte que chacun d’entre eux s’offre entièrement au regard incrédule du visiteur, sous chacun de ses angles, sans que s’avoue jamais leur unité masquée, ainsi qu’une très complexe et fascinante figure faîte en papier plié, mais que l’on peut aussi bien rendre en un instant à la simple surface immaculée, quadrangulaire et plane dont elle provient.
Ce sont de livres, à l’absolu. Des livres purs portant le jour avec la nuit, la cendre et la rosée, le sel avec le miel, la pierre et l’herbe fine, l’irisation. Des livres, à l’infini de l’infini…
Samedi 11 Juin 2022, 11h16 et 16h38

Gramercy Park et ses immeubles en Gothic Revival aux splendides façades en fonte, ainsi que la société des acteurs portant le nom de « The Players », existent réellement dans le quartier de Manhattan indiqué au début de cette nouvelle. Les membres du « Players Club », du « National Arts Club », ainsi que les clients du Gramercy Park Hotel, l’église Calvary et la synagogue Brotherhood, disposent véritablement de clefs leur permettant d’entrer à toute heure du jour ou de la nuit dans le parc privé situé au centre de cette place afin de s’y promener, de s’y asseoir pour y converser ou y lire ou, tout simplement, contempler la beauté du jardin. Bowery Park n’existe pas moins.

Je remercie par ailleurs chaleureusement Marc Pessin, Robert-Louis Stevenson, Jules Verne et quelques autres qui ont nourri ce récit de leur aura tutélaire !
Marc-Henri Arfeux

© Adagp, Paris, 2017